Lecture : Le Syndrôme du Poisson-Pilote, de Christiane Renouard Esposito
Contrairement à ce que son nom indique, et tout comme son homologue de la faune marine, la personnalité Poisson Pilote n’est pas aux commandes de sa vie. Il se fait prendre en charge et diriger par un Autre qu’il juge plus fort et plus puissant que lui.
En échange de quoi il fait don de sa vie, de ses qualités et de ses talents, renonçant ainsi à devenir un individu, un être séparé de l’autre.
En tout premier lieu ce qui caractérise une personnalité Poisson Pilote c’est son sentiment d’inexistence. Il se vit hors-sol et n’est en lien avec rien ni personne sauf une.
Comme il n’existe pas, qu’il n’est rien, il ne vivra plus que par et pour l’Autre, quel qu’il soit, pourvu qu’il le garde, celui-ci lui permettant d’avoir un semblant de visibilité aux yeux du monde, tel un révélateur quand le Poisson Pilote se vit en négatif.
Pour diverses raisons que j’énumère dans ce livre, il n’a pas été suffisamment accepté, reconnu ni protégé au tout début de son existence, et n’a donc pas pu s’identifier ni se sentir appartenir à son groupe d’origine, ce qui lui aurait permis de construire son identité. A l’inverse , tel un enfant né au coeur d’une guerre, il a appris non pas à vivre, mais à survivre.
Et désormais il grandit avec la peur viscérale de rester seul dans ce monde effrayant et hostile.
Pour survivre, il a adopté des comportements défensifs tels qu’on peut le prendre souvent pour une personnalité Etat limite, ou phobique social ou dépressif, ou encore un dépendant affectif voire un pervers narcissique. Cependant après avoir pas mal étudié ce genre de personnalité j’en conclus qu’il s’agit d’une véritable forme de personnalité contemporaine avec ses spécificités et ses modalités propres.
Il n’est pas fréquent de voir apparaitre dans le paysage psychothérapeutique un nouveau concept qui fait sens et qui vient enrichir de manière notoire la compréhension que nous pouvons avoir du psychisme humain.
Ce concept nouveau est celui du poisson pilote dont nous parle ici Christiane Esposito. Il s’agit d’une personnalité complexe dont la composante principale est d’être dans un monde dont on ne comprend rien, avec une blessure de rejet chevillée à l’âme et au corps et un sentiment de désespérance, de désespoir total à l’idée d’être seul dans ce monde, face à la terreur qui en découle…
L’auteure brosse un portrait précis et éloquent de ce profil. Elle étaye ses propos de nombreux témoignages de patients, ce qui nous aide à saisir de l’intérieur les états d’interrogations et de désarroi de ces poissons pilotes.
On pourrait néanmoins penser qu’il s’agit d’une forme dépressive singulière ou d’une autre description de la dépendance affective. Il n’en est rien, et c’est là toute la richesse de ce livre. Car l’auteure prend soin de visiter toutes les hypothèses psychopathologiques et de les commenter. Christiane Esposito prend aussi le temps d’analyser toutes les facettes comportementales de ces personnalités et nous livre un tableau nosographique quasi exclusif avec quelques fulgurances descriptives qui nous aident à mieux saisir ce dont il est question (cf. Quand une femme PP tombe enceinte, l’on est amené à penser naturellement qu’elle garde l’enfant, mais l’on est dans l’erreur car en réalité c’est l’enfant qui la garde et lui permet de se sentir en vie, de ressentir la vie dans son corps…). La conclusion est bien que nous sommes en face d’une véritable forme de personnalité contemporaine avec ses spécificités et ses modalités propres.
Ce que nous pouvons aussi entendre, c’est une description indirecte de la société dans laquelle nous vivons qui laisse de côté celles et ceux qui n’ont pas la capacité à se mettre au diapason de la guerre relationnelle dans laquelle nous sommes. Guerre pour trouver sa place, construire sa réalisation personnelle, réussir professionnellement, développer son narcissisme…
C’est comme si la capacité d’autonomie de ces êtres était impossible à saisir, à affirmer. On peut même avoir la sensation de personnes vivant à côté d’elles-mêmes, fantômes de leurs propres histoires…
Bien sûr l’auteure glisse des solutions possibles, des pistes, des orientations. Mais ce qui semble important et qui nous interroge toutes et tous c’est que la connaissance de soi est un travail rude et qui ne s’acquiert pas avec un simple claquement de doigt ou un mode d’emploi pré-établi.
Il s’agit d’accepter qui l’on est et de faire de ce que la société nous présente comme des faiblesses un moteur d’action, de vie, de rencontre. L’auteure nous dit bien que la peur de vivre n’est pas l’envie de mourir ! et que le poisson pilote cherche obstinément à vivre et à affirmer sa place dans le monde. C’est simplement que les armes qui lui sont proposées ne sont pas appropriées à son univers psychique spécifique.
Le concept du poisson pilote nous aide à mieux comprendre l’humain dans ses vulnérabilités. L’auteure nous invite à ne jamais lâcher ce qui peut nous rendre vivant. Et de toujours garder le cap de la possibilité d’une rencontre profonde avec soi-même qui est le gage d’une appétence à la Vie dans sa version la plus haute et la plus subtile.
Je vous souhaite autant de plaisir que j’en ai eu à lire ce livre et à découvrir ces poissons pilotes dans leur beauté fragile.